On entre dans l’univers visuel d’Aurélie Scouarnec comme sur la pointe des pieds, avec la crainte que l’harmonie si délicate de ses photographies ne s’évanouisse si l‘on était trop bruyants. On se surprend à retenir son souffle, à se rapprocher et à plisser les yeux… Jamais certains de ce que l’on voit, mais d’emblée subjugués par la puissance évocatrice de ses images, où cadres subtils et lumières vacillantes conjuguent l’ellipse, le détail, le hors champ, et attisent l’énigme.
Résurgences contemporaines des contes et légendes ancestraux de la Basse-Bretagne (Anaon), chorégraphie atmosphérique d’une cosmogonie originelle (Anamnêsis), évocation de l’altérité animale et de notre lien au sauvage (Feræ) : d’une série à l’autre, qui sont autant quêtes des marges et de l’invisible qu’épopées intimes, Aurélie Scouarnec déploie des mondes atemporels et sensoriels qui envoûtent et nous immergent intensément. Des mondes qui dessinent des contours plutôt qu’ils ne bâtissent un centre, qui suggèrent plus qu’ils ne disent, qui font la part belle au mystère, au païen. Des mondes parcellaires, à la limite de la représentation, oscillant entre un ancrage profond dans la matière des éléments naturels et une forme d’indicible, de sacré.
Un chemin s’enfonçant dans l’épaisseur nocturne et inquiétante d’une forêt dressant ses épines et ses branches nues, un cheval aveuglé par sa crinière ruisselante d’humidité, une main posée dans le creux d’un tronc d’arbre … Anaon (2016-2018) invoque le royaume breton où vivent les âmes des défunts, et fait émerger un paysage traversé de signes et de vibrations. Minéraux, végétaux, animaux et humains s’assemblent en une ronde de formes sculptées par des lumières brisées. Quelque chose s’est passé, une cérémonie qui nous échappe, et dont il ne reste que les traces silencieuses.
Ce paysage-signe est la clé de voûte des images d’Aurélie Scouarnec, et les photographies d’Anamnêsis (2018-2022) laissent plus encore éclater la relation fusionnelle et organique avec le paysage. Nimbées d’une lumière sombre, elles semblent se tenir sur le seuil entre visible et invisible, formel et informel, témoignant de l’apparition de la forme dans le vaste chaos originel. Étreinte cosmogonique dans des draps froissés, noces nocturnes sous ciel étoilé, elles entremêlent, entre apaisement et fureur, matières naturelles et bribes de corps qui s’effleurent, se cherchent, se saisissent, s’agrippent, au sein d’un tempétueux paysage primitif. Rencontres des masses solides et liquides, écumes et mousses épaisses, écoulement de fluides, chevelures, peaux et roches toutes ensemble humides.
Avec Feræ (2020-2022), Aurélie Scouarnec interroge la captivité éphémère d’animaux sauvages recueillis en centres de soins. Les photographies apparaissent comme les caisses de résonances de la souffrance de cette faune blessée aux corps malhabiles en tension, parfois dans l’abandon. Les mains des soignants s’enroulent autour des animaux. Elles manipulent attentivement, pansent, disparaissent sous les duvets de plumes. Elles prennent en étau aussi, elles enserrent. Feræ révèle ainsi, dans le sillon d’Anaon et d’Anamnêsis, le pouls vital et l’énergie lumineuse de ce qui palpite et vibre tout autour de nous.
Eric Bouttier, février 2023